Sylvaine Dampierre

L'arpenteuse

À l’ombre d’un grand banian, j’ai posé quelques questions à Sylvaine Dampierre. Nous avions fini de jardiner toutes deux, nous étions en sueur, elle a posé son sécateur. A arpenté le jardin de long en large.
Plus tard, elle m’a écrit un long poème, tissé des alizés de sa Guadeloupe, pétri de ses engagements parisiens, un poème aux senteurs de Corse, un long poème de tolérance.
Interview miroir, rouge hibiscus, jaune du flamboyant, rose de porcelaine. Interview racines-rhizomes à faire courir par-delà l’océan…

Sylvaine, j’aurais aimé savoir d’où remontait ce désir de film ?

Ma découverte du documentaire date de l’adolescence, avec les premières éditions du festival du Réel où je me souviens d’avoir découvert les portraits d’Alain Cavalier ; et les longs-métrages de Johan Van der Keuken qu’un ami de ma mère m’emmenait voir dans une salle du Quartier latin. Une découverte en forme de révélation : la puissance du récit, la force des personnages, le poids palpable de la parole, son grain, sa musicalité, son incarnation…
Je me souviens encore comme d’une chanson de la lettre que lisait la jeune ouvrière du Nouvel âge glaciaire : « Liebe Johan… » Sa voix mélangée aux accents du saxophone de Willem Breuker, la liberté, le lyrisme du montage m’avaient bouleversée. J’ai encore dans l’oreille les facéties de Cavalier et l’accent de la matelassière, qui me rappelait ma grand-mère bourguignonne.

C’est curieux, mes souvenirs écran sont des souvenirs sonores, car ces voix entendues, j’ai eu aussitôt la conscience de leur poids, et pour moi ça annonçait le cinéma comme un puissant recueil de la mémoire du monde, un puissant vecteur de la parole inouïe des gens du peuple. J’ai fait une école d’art, et à l’ENSAD, auprès d’Alain Moreau notamment, c’est sur le regard documentaire que j’ai fondé la légitimité de mon désir d’expression.
Avec Alain, en dernière année, nous avons monté un atelier vidéo à la prison de la Santé, et créé ensuite un des premiers réseaux de télévision interne, « Télé Rencontres ». C’est au contact des détenus que j’ai appris mon métier. L’acuité de leur regard, leur exigence, leur soif de sens, la nécessité existentielle de ce qui se passait là m’ont fait cinéaste.

Ensuite j’ai été monteuse, j’ai monté des documentaires, manière passionnante de pratiquer le montage en sculpteur, c’est-à-dire en dégageant le film de la gangue de pierre brute des rushes. Et puis je suis entrée aux Ateliers Varan, comme monteuse puis comme formatrice, et dans le secret d’un jardin, mon premier jardin, pendant toute une année avec Bernard Gomez, je me suis essayée à faire mon propre premier film…

J’aime bien l’idée de cohérence, ce que tu tentais de circonscrire avec ta série Jardins, qui s’avère aussi un dispositif pour filmer le monde.

C’est une idée simple qui a affermi ma volonté de passer à l’acte. Moi qui faisais faire des films à d’autres, j’allais pouvoir m’autoriser à en faire à mon tour : les jardins dessinent pour ceux qui les font un centre du monde, et se placer au centre du monde dessine un point de vue d’où le filmer. J’ai donc abordé le cinéma en jardinière, avec patience et modestie, dans la projection et le rêve, en plongeant mes mains dans la terre et en prenant le temps.

Dès lors, je n’ai pas décidé de faire un film, mais j’en ai dressé une liste comme on dresse un plan de jardin au cœur de l’hiver : un jardin ouvrier, un jardin en prison, un jardin d’insertion, des jardins communautaires… Ma liste était plus longue mais les quasi dix ans qu’il m’a fallu pour faire « pousser » ces quatre films m’ont conduite à prendre ensuite des chemins de traverse, à miser sur d’autres « idées », sans jamais perdre de vue mon objet de départ.
Un jardin, c’est un monde circonscrit, une scène où le corps parle, où la pensée s’envole, où les paroles s’ancrent et où les mots de « racines », de « terre », de « mémoire », de « traces », trouvent des traductions concrètes ; un monde de formes et de mouvements, où jouent la lumière et le temps ; un monde bruissant et feutré où s’entendent les échos du monde : un lieu idéal pour faire du cinéma.
J’ai avec ce projet forgé mes outils et établi mon vocabulaire. Au fond, je continue à rêver mes films de la même façon, à espérer rencontrer d’autres jardiniers…

Et aujourd’hui tu serais passée sur un autre versant ? Y a-t-il des jardins dans ton dernier film, Piazza Mora ?

Dans Piazza Mora c’est toujours la même scène que j’explore : celle de l’ancrage, de l’homme posé sur une terre par les soubresauts du monde et y imprimant sa marque fugace. Sartène, le village forteresse, est comme une île dans l’île, l’île est comme un jardin, et les ouvriers agricoles ou les charbonniers marocains en sont les habitants amoureux, eux-mêmes habités par elle. C’est le cercle que je dessine, et à l’intérieur duquel j’explore l’identité comme une création possible, l’appartenance comme une élection, comme une liberté ; c’est une façon de renverser la question brûlante des Arabes en Corse en une question sensible, d’exalter leur présence.

Cet hiver, lors de la projection du film au village, le film a été accueilli avec une émotion intense. J’avais fait le pari de montrer Sartène exclusivement à travers les yeux de ses habitants d’origine arabe, et les Sartenais d’origine corse s’y sont profondément reconnus. C’est une façon pour moi de rendre compte d’un monde où « l’autre » fait irrémédiablement partie du « nous ».

Ce qui me plaît chez toi, c’est aussi tout le volet formation : Varan Caraïbe.

Varan Caraïbe, c’est un projet que j’ai porté avec Gilda Gonfier pendant des années, comme une utopie d’abord, et depuis cinq ans, comme une réalité en marche.
Gilda, bibliothécaire, passionnée de documentaire, a porté ce rêve pour son pays, et nous l’avons partagé. Essaimer à travers le monde, c’est l’idée maîtresse des Ateliers Varan, chacun de nous s’y emploie à un moment ou à un autre avec obstination.

La Guadeloupe, les Antilles, sont une partie du monde qui n’a été que très peu abordée par le cinéma, et d’où le documentaire était presque complètement absent, mais où justement le déficit d’images, de miroir tendu aux gens sur leurs réalités était particulièrement criant et dévastateur.
La longue aventure de la réalisation du Pays à l’envers, les réactions suscitées à chaque projection, le constat de la richesse inépuisable de ce terrain, m’ont naturellement conduite à la mise en œuvre de ce projet : contribuer à faire émerger un cinéma documentaire caribéen avec ses milliers d’histoires à raconter, ses paysages, ses visages, ses mots à inscrire dans le concert du monde.

Depuis, à chaque projection des productions de Varan Caraïbe sur place, on constate la même soif, la même passion dans la réception des films.
Le documentaire en Guadeloupe est d’utilité sociale.

La mémoire collective ? L’intime, comme dans Le Pays à l’envers ?

L’intime, dans sa fragilité, dans sa complexité, c’est le socle fragile sur lequel je me suis appuyée, pour aborder la question de l’identité. Non pas tellement la mienne, car au fond son indécision me va très bien ; la plasticité de ce que je suis censée être, de ce que je suis dans le regard des autres au-delà des apparences – d’ici et d’ailleurs et un peu d’autre part aussi –, est un de mes atouts principaux en tant que cinéaste. Et justement ça me permet de me passionner pour l’identité en tant que question, en tant que gouffre sur lequel se pencher, en tant que trouble à partir duquel se réinventer. C’est la quête qui me passionne ; je ne cherche pas à définir ni même à circonscrire, mais à explorer une « poétique » de l’identité, un mouvement, une recréation, un ferment d’invention.

Mais je pense aussi à la nécessité d’inscrire et de cartographier la réalité humaine de l’histoire de la France coloniale, en cela qu’elle nous fonde, nous, citoyens d’un pays qui se nourrit de gestes et de légendes et qui refuse de voir son histoire en face. Comment penser le monde d’aujourd’hui, la mondialisation, sans penser le colonialisme, et comment penser l’histoire moderne de la France en l’amputant de la passionnante question de l’esclavage ?

Alors commencer là, y revenir, car ces 350 ans d’histoires sont si complexes et si riches que je ne comprends pas qu’on puisse en ignorer l’imaginaire national, et puis poursuivre, parce que les années 1950, la départementalisation, la répression sanglante de 1967, le mouvement ouvrier, les révoltes agricoles, l’immigration massive du Bumidom, la grande grève de 2009, les enjeux écologiques d’aujourd’hui, la question de la violence…
Les Antilles sont un passionnant miroir de la France continentale, et à bien des égards un laboratoire social, économique, politique, d’où les cinéastes peuvent regarder le monde d’aujourd’hui.
Il est juste assez surprenant, et assez troublant, qu’un tel « vivier » d’histoires, aussi proche et accessible, trouve aussi peu de place sur les écrans, petits et grands : qu’aussi peu de projets aboutissent, qu’aussi peu d’appétence se manifeste dans les instances… Mais il y aura de plus en plus de cinéastes pour s’y pencher, de désirs d’expression et de récits, et c’est déjà pas mal…

FILMOGRAPHIE

  • 1998 L’île
    57' Un jardin ouvrier au cœur de la friche industrielle la plus célèbre de France.Diffusion : ARTE, TSR Planète Chaîne histoire… Mois du Documentaire Guadeloupe 2002.
  • 1999 Un enclos
    63' Un jardin modeste, presque dérisoire, situé au cœur de la prison pour femmes de Rennes.
    Prix du Patrimoine festival du Cinéma du réel Paris 2000. prix du jury festival Écofilm. Grand prix du festival de Gaillac 2005. Diffusion ARTE TV Rennes, France 3 Bretagne, TSR, Planète…
  • 2000 La rivière des galets
    63’ Un jardin d’insertion à l’île de la Réunion, département français qui compte 40% de chômeurs.
  • 2003 Green guérilla
    63’ Dans les jardins communautaires new-yorkais, un portrait de la ville humaine, filmée au ras du sol. On y montre aussi des hommes et des femmes entrés en résistance, tout simplement. Sélection au festival du Cinéma du Réel (Paris mars 2003).
  • 2005 D’un jardin, l'autre
    Coffret DVD, comprenant les 4 films de la collection et 5 bonus inédits. Dont L’île nue et New York repérages
    Édition : Carlotta films avec L’Ina et LES PRODUCTRICES.
  • 2002 Les jardins de la licorne
    35' hors collection. La conception et la création par deux jeunes paysagistes, aux abords du musée national du Moyen Âge de Cluny à Paris, d’un jardin contemporain d’inspiration médiévale.
  • 2002 Pouvons-nous vivre ici ?
    58’ en Biélorussie, à 200 km de Tchernobyl, dans des villages des territoires contaminés. Vivre depuis 15 ans dans ces territoires, c’est vivre sous une menace mal connue, assister impuissant à la dégradation de sa vie et faire face à l’opacité de son avenir…
    Sélectionné au festival du Cinéma du réel (Paris mars 2002), au festival international de Marseille juin 2002. Grand Prix du festival du jardin et du paysage Gaillac 2003. Diffusion ARTE .
  • 2008 Le pays a l'envers
    Long-métrage documentaire (1h 30) sorti en salle en 2009
    Prix du patrimoine festival Cinéma du Réel Mars 2008, trophée des Arts caribéens du meilleur documentaire 2009

2013 Piazza Mora
52′ Sartène, village corse enserré dans le corset de pierre d’une ville, forteresse accrochée à sa montagne, est comme une île dans l’île. L’espace à Sartène est partagé, arpenté depuis des décennies selon un rite immuable et aux marges de la place qui en forme le coeur, se tiennent les maghrébins.

  • 2020 Paroles de Nègres