Malek Bensmaïl

Malek, si nous parlions d'imaginaire pour commencer ?

J'ai grandi à Constantine, partagé entre l'espace familial, plutôt serein et l'espace de la rue qui est, lui, difficile. A la maison, ma mère me protège ; mon père, psychiatre, est très attaché à nos études et exigeant. Dans les ruelles ou dans les cours de récréation, nous jouons beaucoup, et inspirés sans doute par un nationalisme omniprésent, nous reproduisons les affrontements entre commandos du FLN et parachutistes. Nous nous en inspirons, nous recomposons les bagarres, et peut-être est-ce déjà l'apprentissage de la mise en scène ?

Nous avons d'ores et déjà accès à pas mal d'images, que ce soit en salles de cinéma ou à la TV. J'accompagne un jour mon grand frère voir Le voleur de bicyclette de De Sica, j'ai 5 ans, et ces images m'ont laissé une durable empreinte... comme tout le cinéma néo-réaliste italien. Mais aussi les images de Gillo Pontecorvo de La bataille d'Alger.

Quels accès à la culture, quand on grandit à Constantine ?

Dans les années 80 (Malek est né en 1966), il y a profusion de Maisons de Jeunes, et le gouvernement a passé des accords avec entre autres l'ex-RDA, qui envoie du matériel. Dans celle que je fréquente, le directeur me met un jour à disposition, non seulement un local, mais aussi tout pour filmer en super-8 : caméra Bauer, colleuse. Il me sait passionné de photo. Magique : je vais me faire totalement happer par le super-8 ! Je filme la ville, je suis encore un peu contraint dans ma géosphère mais peu à peu, je me rapproche d'autres amateurs, dans tout le Maghreb, et nous nous rencontrons. Nous débattons de comment filmer, de la force symbolique de nos images... Mon père bien sûr n'en sait rien, je suis toujours sensé être en révisions pour le bac... alors que j'ai filé à l'autre bout du pays rencontrer d'autres passionnés.

Et puis nous avions la chance d'avoir une Cinémathèque, dirigée par Rachid Nafir, Hachemi Zertal à Constantine (et Boudjema Karèche à Alger), qui est depuis devenu mon producteur. Cette Cinémathèque projette et met en débat les plus grands films du moment, nous forgeant ainsi une cinéphilie à toute épreuve. Les réalisateurs étrangers se déplacent et sont ravis de débattre avec nous. Nous sommes en réseau avec les lycées, les universités d'architecture, de Médecine, de sociologie, de littérature, et c'est un groupe extraordinaire que l'on retrouve au sein de ce ciné-club. Anarchistes, laïcs, communistes, c'est une parole libre qui s'échange devant les écrans. Boumédiène lui-même s'était arrangé pour que cette parole soit possible, uniquement à l'intérieur de la Cinémathèque, pas dans les autres salles. Une forme de soupape ?

Vous vous souvenez de cinéastes en particulier ?

J'ai eu accès aux films de la Nouvelle Vague, à Theo Angelopoulos, Werner Herzog, Georges Franju, Yilmaz Güney, mais aussi Ali Ozgentürk, Youssef Chahine, un de ceux qui a le plus compté pour moi et avec qui j'aurai des conversations mémorables.

Enfin, Constantine, on l'oublie souvent, est la première ville algérienne à avoir son festival de cinéma, avec son Panorama du cinéma algérien, et ce jusqu'en 1990. Nous y sommes bénévoles et accompagnons les réalisateurs invités, non seulement pour découvrir la ville mais aussi pour des master-class informels, tous entassés dans une chambre d'hôtel, à boire leurs paroles. Au fil de ces précieuses conversations, je comprends que le cinéma est une arme, et que l'on peut en faire sa raison de vivre, tout au moins son métier.

Il faut alors se former ?

Oui, c'est le moment de partir ailleurs et c'est aussi le moment où le pays va basculer dans la violence... Je suis deux ans de formation à Paris, et plus que le cinéma, j'en garde un souvenir d'un appétit insatiable pour la culture sous toutes ses formes. Musées, expositions, lectures, je dévore tout pendant deux années. Puis je mets le cap sur Saint-Pétersbourg (ex-Leningrad). J'y reste quelques mois, au sein des Studios Lenfilm, formidable école de pratique. On y abordait tous les postes, mise en scène avec le grand Alexandre Sokourov ou production avec Alexeï Guerman. Ces deux monstres du cinéma soviétique ont certainement orienté mon regard vers l'espace documentaire.
Ce sont de très belles rencontres au sein des Studios mais aussi en dehors des cours, dans l'espace informel : nous revoilà ensemble des nuits entières, à débattre, entassés sur nos lits, avec sur les genoux une boîte de sardines, et en fond sonore, des morceaux de rock ou de jazz...

Les terribles années 90, la décennie noire, pointent leur nez...

Oui, les islamistes et la violence s'immiscent partout. J'étais encore, je pense avec le recul, encore un peu ébloui par la fiction, mais je sens tout à coup qu'il y a urgence à filmer. Je suis conscient de l'amnésie qui entoure les années de la guerre de libération, et j'entrevois alors ce qu'une caméra citoyenne peut offrir.
Filmer pour panser les plaies, filmer pour colmater les blessures au fur et à mesure, comme on le fait en psychiatrie d'urgence. Avec très peu de moyens, mais avec l'envie chevillée au corps d'écouter, d'enregistrer pour témoigner et analyser plus tard. Ce que je ferai, film après film...


Tous ces films qui constituent aujourd'hui un formidable puzzle, films emboîtés, films portant en germe les suivants, partaient-ils d'une même origine ?

Oui, curieusement, ils ont été comme « annoncés » par mon premier film. Territoire(s) portait en lui, peut-être de façon inconsciente, tous nos questionnements sur notre place dans le monde. De façon assez expérimentale, j'y abordais, dénonçais devrais-je dire, les questions de représentation, de la femme, de la langue, de la poésie... dans notre société. Chaque film qui va suivre va chercher un bout de ces réponses, explore une partie de ces sujets, qui à leur tour en appellent d'autres...Ce sera DecibledBoudiaf un espoir assassinéDes vacances malgré toutDêmokratiaAliénationsLa Chine est encore loin...

Et puis, comme une respiration, Plaisirs d'eau... qui nous parle des bains au Japon, Hongrie, Turquie et Finlande.

C'est exactement cela, une pause, pour mieux affronter le réel. Entre-temps, j'avais visionné quantité d'images et de rushs horribles, massacres du GIA, assassinats, paroles violentes aussi des militaires, des hommes du pouvoir. J'avais un besoin viscéral de me purifier, de me mettre à nu, de me laver de ce que j’avais vu, entendu. Ces images de gens qui prennent soin de leurs corps et de leurs âmes m'ont apaisé...

Vous retournez alors enregistrer le réel ?

Suivront les documentaires Algérie(s) avec Thierry Leclère, Le grand jeu, caméra plantée au sein du QG de Ali Benflis, opposant au candidat Bouteflika en 2004. Puis Aliénations, qui, en s'attachant à suivre au quotidien les malades et soignants de l'hôpital psychiatrique de Constantine, est une tentative modeste de comprendre les souffrances du peuple algérien. La Chine est encore loin, plongée au sein d'une école primaire rurale, Les guerres secrètes du FLN en France, 1962, De l'Algérie française à l'Algérie algérienne. Une expérimentation avec Ulysse, le brûleur de frontières et la mer blanche du milieu, travail expérimental pour Marseille, capitale européenne de la Culture... Contre-pouvoirs, financé en partie par crow-funding, dans l'urgence des élections présidentielles de 2014 est un huis-clos au sein de la rédaction du quotidien El Watan, à l'heure où Bouteflika brigue un quatrième mandat. Une réflexion sur la pensée journalistique.

Enfin, La bataille d'Alger, un film dans l'Histoire, revient sur le formidable tournage du film éponyme de Gillo Pontecorvo en 1965. Tournage qui servira de leurre pour faire entrer dans Alger les chars qui profiteront au coup d'état perpétré par Boumédiène, destituant Ben Bella. Un film qui sert y compris aux états-majors américains lors de la guerre d'Irak, pour former leurs officiers à la guérilla urbaine. Un film devenu mythique en Algérie où il est programmé une fois par an sur la chaîne officielle, mais censuré en France jusqu'en 1971. Un film comme un pan d'Histoire.

Malek, ce n'est donc jamais fini pour vous de filmer le réel ?

Non, pas pour le moment. Parce que seules les images peuvent proposer une analyse dans le temps, inscrire ce qui a été dit, été fait, et peut-être un jour témoigner dans le cadre de procès ? ou d’aider à écrire une nouvelle Histoire.
Mais pour démocratiser l'image en Algérie, il faut absolument réussir à ouvrir les institutions à la caméra. C'est chose faite pour l'asile, l'école ; ce sera beaucoup plus difficile pour l'Armée, la Justice, totalement verrouillées. Mais mon rôle est de continuer à entrebâiller les portes, pour que d'autres puissent à leur tour s'y engouffrer.

Et puis, l'image peut apaiser, panser les plaies. Il faut juste savoir écouter. Il y a une humanité tellement belle en Algérie, même dans la souffrance... Il y a de la vie !

Filmographie

  • 1996 Territoire(s)
  • 1998 Decibled,
  • 1999 Boudiaf un espoir assassiné,
  • 2000 Des vacances malgré tout
  • 2001 Dêmokratia...
  • 2002 Plaisirs d'eau
  • 2003 Algérie(s)
  • 2004 Aliénations
  • 2005 Le grand jeu
  • 2008 La Chine est encore loin
  • 2010 Les guerres secrètes du FLN en France
  • 2012 1962, De l'Algérie française à l'Algérie algérienne.
  • 2013 Ulysse, le brûleur de frontières et la mer blanche du milieu
  • 2015 Contre-pouvoirs
  • 2017 La bataille d'Alger, un film dans l'Histoire

L'auteure de ces lignes signale que nombre de ces films ont été tournés avec les chefs-opérateurs Nedjma Berder, Lionel Kerguistel et montés par Matthieu Bretaud, dont le travail a été salué au Festival de Cinéma de Douarnenez 2003, où un hommage à Malek Bensmaïl était proposé. A retrouver ici.


Un coffret regard sur l'Algérie contemporaine est disponible à l'INA. Il comporte 4 films.

La question subsidiaire : des livres qui vous ont inspiré ?

De façon générale, les romans d'auteurs japonais comme Yôko Ogawa, Ryû Mukarami et versant Algérie, Une peine à vivre de Rachid Mimouni, Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud...